Plan
Les études de genre remettent en question la recherche scientifique depuis de nombreuses années, que ce soit dans le domaine biomédical, dans les sciences humaines et sociales ou dans le développement technologique. L’histoire de la recherche biomédicale, par exemple, révèle de nombreux biais liés au sexe et au genre. Certaines études ont montré comment le corps masculin a souvent été pris – consciemment ou inconsciemment – comme norme, avec des conséquences néfastes pour la santé des femmes comme des hommes, et encore plus pour les personnes qui ne s’inscrivent pas clairement dans une distinction binaire entre sexe et genre[1].
De même, les corps et trajectoires masculines, ainsi que la division traditionnelle du travail économique et politique entre hommes et femmes, ont souvent été considérés comme la norme sans remise en question, y compris dans les sciences sociales. Il en résulte une recherche qui a longtemps invisibilisé les femmes et les minorités sexuelles, les problématiques qui les concernent de manière disproportionnée (comme les violences sexuelles), ainsi que les dynamiques socio-politiques et économiques à l’origine des normes, hiérarchies, identités et réalités genrées[1]. Une recherche aveugle au genre a ainsi contribué à légitimer un système de valeurs sociales dans lequel le travail visible et rémunéré est plus valorisé que le travail invisible et/ou non rémunéré (comme le ménage, le soin ou le travail émotionnel). Elle a également longtemps échoué à remettre en question la nature genrée des espaces urbains, des institutions politiques, des politiques publiques, des organisations et des pratiques sociales. Ce faisant, elle a contribué à normaliser (voire à essentialiser) un monde qui valorise davantage les hommes hétérosexuels occupant des postes de pouvoir que les femmes, les minorités sexuelles ou les groupes non conformes au genre.
Depuis les années 1990, toutefois, les études de genre et des chercheur·es sensibles au genre, toutes disciplines confondues, ont produit un corpus important de recherches sur les dimensions genrées de la société, de la recherche et de l’éthique de la recherche. Ces travaux ont permis de rendre visibles les structures et dynamiques genrées, ainsi que les biais implicites (y compris dans leur intersection avec d’autres vecteurs d’inégalités sociales). En parallèle, les mouvements sociaux, les institutions nationales et internationales, ainsi que des individus, ont contribué à mettre les enjeux de genre au premier plan de l’attention publique et de l’agenda politique (comme en témoignent par exemple le mouvement #MeToo ou encore le procès Pélicot en France).
La tolérance sociale envers les discriminations de genre a diminué dans le monde occidental depuis les années 1990, et de nombreux pays occidentaux ont entrepris des efforts pour améliorer la législation et les politiques publiques dans des domaines tels que le mariage homosexuel, la représentation politique, les violences faites aux femmes et aux minorités sexuelles, les droits des personnes transgenres, le harcèlement ou les politiques sociales. Des chercheur·es (et plus rarement des praticien·nes politiques) ont également engagé des réflexions critiques sur des domaines de politiques publiques qui ne sont pas a priori perçus comme genrés (tels que les affaires étrangères, la défense ou la politique économique).
Cependant, comme à chaque époque où des avancées significatives en matière d’égalité de genre ont été obtenues, des mouvements de retour en arrière ont émergé : de la part de femmes conservatrices ; plus récemment, de la part des populistes de droite en Europe et des conservateurs religieux évangéliques aux États-Unis ; ainsi que des influenceurs misogynes de la "manosphère" en ligne (comme Andrew Tate). En France, par exemple, une controverse sur l’imposition supposée de la “théorie du genre” à l’école a émergé en 2011, dans le contexte du débat sur le mariage pour tous[3].
Plus préoccupant encore, certains gouvernements occidentaux ont lancé une attaque frontale contre les études de genre, les institutions d’égalité de genre et les chercheur·es sensibles au genre. Par exemple, en 2018, le gouvernement hongrois a lancé une attaque rhétorique et institutionnelle contre les études de genre et a retiré l’accréditation aux programmes dans ce domaine. Plus récemment, le gouvernement américain a interdit les programmes DEI (Diversité, Équité et Inclusion) et supprimé le financement de toute recherche – y compris les coopérations internationales – mentionnant le genre, y compris sur des thématiques qui ne peuvent en aucun cas être rendues “neutres du point de vue du genre” (comme la santé reproductive des femmes ou les inégalités de genre).
Dans de nombreux autres pays également (dont la France, l’Allemagne, l’Italie ou le Brésil), des tentatives ont été faites pour transformer le mot “genre” en un signifiant controversé, mobilisant une collection disparate de griefs contre une supposée “théorie du genre” – un concept flou qui n’existe pas en tant que tel dans le monde académique[4].
[1] Cf. par exemple la méta-analyse par Merone, Tsey, Russle and Nagle (2022).
[2] Voir par exemple Jenson&Lépinard (2009).
[3] Pour les campagnes anti-genre en Europe, voir par exemple Paternotte&Kuhar (2018) ; sur le genre et l’extrême droite, Köttig, Bitzan et Pétö (2017) ; sur le “féminisme” conservateur, Celis et Chils (2014).
[4] Pour une analyse approfondie, voir Butler (2024).
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Le Comité d’Éthique de la Recherche du LISER (REC) et le centre de compétence pour la Recherche Expérimentale et Participative (ccEXPAR), en collaboration avec le groupe de travail sur le genre du secteur de la recherche au Luxembourg, propose une journée d’échange autour de la thématique du “genre” dans la recherche et dans la société civile. Cette journée vise à favoriser le dialogue entre chercheur·es et organisations de la société civile, en offrant un espace pour discuter de l’état des lieux, des défis actuels, et des pistes de collaboration futures.
L’atelier est ouvert à toutes les personnes intéressées, indépendamment de leur statut ou affiliation. Il est structuré en deux parties, auxquelles on peut assister séparément ou dans leur ensemble.
La première partie (9h00–12h45) est consacrée à la recherche académique et appliquée. Elle a pour objectif d’illustrer et de discuter de l’importance d’intégrer une perspective de genre dans la recherche et l’éthique de la recherche : comment cela peut être fait ; quelles sont les implications (théoriques, méthodologiques et éthiques) de l’intention de prendre explicitement et systématiquement en compte la nature genrée de la société, des institutions, des organisations, des politiques et des pratiques quotidiennes. Nous discuterons également de ce que l’on peut gagner à “genrer” la recherche : de nouvelles questions de recherche passionnantes ; un regard renouvelé ou une réévaluation critique de travaux existants ; de nouvelles préoccupations méthodologiques et éthiques, etc. L’importance des approches participatives dans la recherche sensible au genre fera également l’objet d’échanges.
La seconde partie (14h00–18h00) se concentre sur l’action de la société civile et sur la manière dont la reconnaissance du caractère genré de la société et de la recherche influence notre regard, nos actions, et la façon dont nous concevons notre travail. Elle vise à encourager la collaboration entre les chercheur·es et les organisations de la société civile œuvrant pour l’égalité de genre. Cette session offrira un espace pour discuter des priorités et des défis auxquels ces organisations font face, et de la manière dont l’analyse fondée sur les preuves peut soutenir leur plaidoyer et influencer les politiques publiques. Elle explorera aussi comment la recherche peut bénéficier du savoir des acteurs de la société civile, en lien étroit avec les communautés concernées. En ajoutant une perspective de genre au “world café” avec les membres de la société civile (associations, fondations, chargé·es d’égalité dans les collectivités), notre intention est de donner la parole à des groupes souvent exclus de la recherche traditionnelle (comme les communautés LGBTQ+). Intégrer une approche sensible au genre permet de favoriser l’émancipation et la transformation (par le plaidoyer et l’action politique). La session encourage la réflexion sur les biais de genre et promeut une recherche et une action transformatrices, inclusives et sensibles au genre.
L’ensemble de l’atelier sera interactif et laissera une large place aux participant·es pour présenter leurs projets, initiatives et préoccupations. Il s’inscrit dans une logique de recherche participative intégrant une perspective de genre. Les rôles de genre et les dynamiques de pouvoir influencent la manière dont les individus participent, s’expriment et sont affectés par les décisions. Si le genre n’est pas pris en compte, les méthodes participatives peuvent involontairement renforcer les inégalités existantes. Pour rendre ces méthodes sensibles au genre, le séminaire est animé par des facilitateur·rice·s formé·es à la sensibilité de genre, qui reconnaissent que toutes les identités de genre apportent des perspectives précieuses, même si elles sont informelles ou traditionnellement négligées. Ces personnes garantissent également le respect des principes éthiques.










